ALAIN BACZYNSKY
“IN (KOSHER) VODKA VERITAS”
ou
"Auschwitz en couleurs"
CONTENU
-Description désordonnée
-Vodka
Créer, c'est regarder dans le noir (Marguerite Yourcenar)
Description désordonnée et secouée
Avertissement:ce texte a été écrit en 1998 pour l'exposition.allemande.
De retour sur les lieux en mai 2007, certains aspects ont bien sûr changé.
Le texte ne correspond donc plus à la réalité. Extérieurement,
c'est un peu plus moderne, les magasins de portables sont partout, les vodkas cachères
n'ont plus la cote, et la pizza est restée la même. Un petit musée,
commémorant la population juive de la ville a été ouvert, financé
par une société caritative juive.La population semble tout aussi indifférente
au passé de la ville.
En venant à Auschwitz, le travail photographique se fait pour la première
fois en couleur. Désir de ne pas tromper le client, de ne pas rappeler le passé
par le truc du noir et blanc. Distanciation vis à vis du passé. Le travail
doit être ancré dans le présent. Ne pas faire de jolies photos, danger
de la couleur. Vue d' une ville vide, sans vie, sans âmes.
Parallèlement, une interview -video de Gusta Berlinski, artiste-peintre, une
amie de Jérusalem, qui me raconte de merveilleux souvenirs de son enfance à
Auschwitz, ville qu’elle a quitté en 1938 pour venir en Palestine. Toute sa
famille a péri dans le camp.
Pourquoi Oswiecim?
Le camp d'Auschwitz et le nombre de victimes (un million et des tonnes de poussières)
s'est imposé dans l'imaginaire comme le symbole de la Shoa. Le fait qu' il n'a
pas été qu'un centre de mise à mort a certainement joué un rôle
dans sa notoriété du fait que suffisamment ont survécu pour pouvoir
témoigner. Par contre peu de personnes ont survécu à Tréblinka,
par exemple, pour pouvoir témoigner qu'on n'en sortait pas vivant.
La ville d' Oswiecim joue le même rôle symbole que le camp. J'aurais pu
être une toute autre ville polonaise: Lodz, Tarnow, Sosnowicz, Lublin, Olstyn,
Przdborg, la ville où est né mon père. Des villes intensément
juives avant la guerre et dont rien ne subsiste.
En vrac
..La ville pourrait être un miroir du camp. De même que dans l'aberration
du camp on pouvait trouver des signes de la normalité extérieure...
...Le camp se trouve dans une autre galaxie...Impossible d'y accéder, de prétendre
pouvoir comprendre...Appartenir à la génération d'après, celle
qui veut perpétuer quoi? Le souvenir? la mémoire? La mémoire de quoi,
puisqu'on n'y était pas. Conserver la mémoire de quelque chose qui ne nous
appartient pas...
Si on me demande pourquoi je suis venu dix années d'affilée à Oswiecim,
j'ai bien du mal à répondre. Qu'est ce qui me pousse à arpenter les
rues tristes de la ville, à rechercher des traces éparses d'une autre ville
enfouie dans la mémoire de quelques rares survivants. Suis-je malade? Le passé
a-t-il une telle importance? Je veux pouvoir donner un peu la parole à ces vieilles
personnes, les survivants, ces dinosaures qui parlent de choses aujourd' hui incompréhensibles,
incroyables, à les entendre, le Paradis Perdu. Peut être que moi aussi
je le cherche.
La première visite à Oswiecim, c'est bien sûr le choc, le pas-croyable,
the unbelievable; des gens vivent ici, mangent, dorment baisent, enfantent dans cette
ville. Réaction banale des touristes, peu nombreux, à vrai dire, qui se
sont attardés dans la ville avant d'être happé par la force centripède
du camp, là, là, tout près.
Comme toute ville normale, Oswiecim possède une gare, un bureau de tourisme, un commissariat de police,
un palais des sports, un camping, un cinéma, quelques hôtels et un
musée.
Suivre les panneaux indicateurs qui indiquent le musée.On
aboutit au parking (payant) du musée (gratuit) qui accueille les visiteurs.
A l'entrée, l'hôtel a disparu, qui a laissé place à un café
self-service tout neuf arrangé façon rustique et égayé de jolies
fleurs en plastique. On peut y boire un cappuccino-vanille
à vomir.
Le camp.
Si l'on décide de s'aventurer plus avant dans le camp, on découvre une
sorte de colonie de vacances assez triste, d'interminables dortoirs de briques alignés
au cordeau le long d'allées bitumées agrémentées d'ici de là
de pelouses et d' arbres. Apparemment, l'architecte anonyme de l’époque avait
privilégié les formes simples, fonctionnelles et ordonnées pour tenter
d'accommoder la rotation de plus en plus accélérée des groupes de
“visiteurs”.
Ce parti pris, très répandu dans les années quarante n'a pas fait
date dans l' histoire de l'architecture en ce qui concerne le tourisme de masse.
Le Club Méditerranée a su en tirer les leçons en lançant avec
le succès que l'on connaît ses villages de vacances et surtout en améliorant
sérieusement la qualité de l'encadrement avec la formule des G.O.( Gentils
Organisateurs).
L'endroit influence indubitablement les visiteurs qui déambulent en groupe.
Ils ont un air lugubre qui n'encourage pas à prolonger la visite. Les enfants
polonais sont impatients d'arriver à la sortie: le marchand de glace les attend.
Quittons cet endroit et revenons au centre-ville.
Deux villes, des mondes parallèles. Cette ville derrière laquelle se dissimule
l' autre ville, invisible. Je la cherche, obstinément. Je les aime pas, ces
pauvres Polonais sans mémoire. Elles sont belles les jeunes Polonaises, même
ici à Oswiecim.
Comme à chaque visite, je m'offre ce qu' ils appellent là-bas une
pizza: de la pâte gonflée surmontée de quelques champignons en
boîte, le tout inondé de ketchup. On fait passer ça avec une bière
cachère. A la radio on entend "La Mer" de Charles Trenet.
Arrivé à la Capitale de la Douleur, je découvre une capitale désertée
par ses habitants. L' émotion aussi m' a désertée, à force de
venir, de me frotter à la douleur, celle-çi n' agit plus. Faut-il aller
plus loin?
L'exacerber? Tuer un Polonais? Violer une jolie Polonaise? Faut-il donc mourir ici?
Inventaire des signes de l'obsession:
Les grillages, les barbelés, la loterie, les trous, les fossés, les murs
de brique, les cheminées, les toilettes, les magasins de jouets, de chaussures,
de montres, d'optiques, la bouffe, les coiffeurs, les plaques commémoratives,
les numéros, les triangles, les fleurs, la boue, mes pieds dans la boue, dans
la neige.
Description de quelques photos
Le Loto
Le Coiffeur
Les Toilettes
entrée de toilettes pour hommes. Le triangle comme symbole récurrent. Il
y avait naguère le triangle jaune, le triangle vert, le triangle rose, le triangle
rouge, le triangle noir. Il y a donc aussi le triangle toilette.
Les Plaques commémoratives
On honore un bibliothécaire, les victimes de la terreur stalinienne, la vaillance
de la Légion polonaise, et d'autres et d'autres. Perdu le souvenir d'une ville
à 70% juive, parti à la poubelle.
Traces
Sur le linteau de maisons, on trouve encore parfois la marque de clous de mezuzot,
traces ultimes et dérisoires.
Rue Hans Christian Andersen
( Rêve no 68, rêvé à Neubrandenburg, Allemagne, décembre
1993)
"...Nous n´irons pas cette
fois en colonie de vacances à Auschwitz. Nous partons vers une colonie moins
fréquentée: Majdanek? Treblinka? Nous sommes au bord du lac qui sans doute
jouxte le camp. Je ferre un poisson. Il offre une résistance assez vive. Je
le sors de l’eau. Ça a l´air d´une carpe; trente à quarante centimètres
de long. Elle est maintenant couchée sur l´herbe, l´hameçon toujours
accroché dans la bouche. Moi qui n´aie d´ailleurs jamais pêché
de ma vie, je ne sais pas comment m´y prendre pour le lui enlever.
Son œil me fixe, et moi je pense aux cendres des crématoires qui
ont sans doute été déversées dans ce lac et qui ont intégré
la chaîne alimentaire qui a permis les générations successives de
carpes jusqu' à ce que l´une d´elles s´accroche à ma canne
à pêche..."
LES JUIFS EN PHOTO
C'est simple, à Oswiecim les Juifs sont représentés sous deux formes:
Il y a le Juif concentrationnaire, squelettique, parfois mort, parfois vivant, jamais
appétissant. Il y a aussi le Juif comme sur ces cartes postales vendues au camp;
étrange, mystérieux, un peu inquiétant, mais toujours un aspect misérable
ce qui était d'ailleurs souvent le cas en Pologne avant la guerre. Mais il y
avait quand même nombre de Juifs qui menaient une existence bourgeoise et étaient
habillé en conséquence. Il y avait des médecins , des avocats, des
industriels, des banquiers, des intellos, des peintres. Il n'y a qu'à lire I.B.Singer.
Un Polonais d' aujourd' hui aurait beaucoup de mal à trouver des cartes postales
de ces gens-là et il sera enclin à réduire ces "gens là"
à un peuple à part, en marge, pas des polonais, quoi.
Ce n'est peut être pas tout à fait par hasard si en polonais on dit de
quelqu'un qu'il est polonais ou qu'il est juif, un polonais ne pouvant être
que catholique. Il serait impensable qu’ en France on utilise la même terminologie
sous peine de se faire traiter de raciste. Il y a des juifs français, américains,
italiens. En Pologne il n'y a apparemment pas de juifs polonais.
OSWIECIM ET LA VODKA
Dans cette petite ville provinciale, où la communauté juive se réduit
à un très vieux monsieur qui n'a plus toute sa tête, on a appris à
se consoler de l'absence des Juifs. Par contre, on ne peut se passer de la vodka
cachère réputée supérieure à la vodka pour goï. Les
étiquettes des bouteilles sont un régal pour les yeux; du style "Stürmer"
au style "Psychédélique", on nous propose ainsi une petite promenade
dans l'Imaginaire Polonais. La vodka cachère règne sur les rayons des épiceries
où l'on en dénombre pas moins de 39 marques...
·VODKA CACHERES
Vodka JANKIEL
Vodka REBEKA
Vodka JUDITA
Vodka DAVID
Vodka RACHELA
Vodka ZÒOTY KÒOS
Vodka ZYTNOVSKA
Vodka PURIM
Vodka PERFEKT
Vodka CYMES
Vodka HAPPY
Vodka SELEKT
Vodka KOSHER
Vodka DZIEGIELOWKA
Vodka SZABASOWKA
Vodka TROJKA
Vodka KLASYCZNA
Vodka TRAVKA
Vodka SREBRZYTA
Vodka GESZEFT
Vodka DOBRA
Vodka ANATEWSKA
Vodka CADIK
Vodka MECYJE
PASSOVER SLIVOWITZ (non cachère)
Vodka NISSOVSKA
Vodka EXITE
Vodka PASSOVER NISSOVKA
Vodka SLONECNA
Vodka BIELSKA
Vodka OJRA
Vodka PRIMA
Vodka TEVYE
Vodka SHAPIRA
Vodka SONISS
Vodka OSHER
Vodka HERSZEL
Vodka BACEWSKI
Vodka SPRING
Vodka ZYTNOVSKA
Il y a quand même aussi de la vodka normale.
Si on n' aime pas la vodka, on peut se rabattre sur quelques bières cachères.
Les anti-alcoolistes ne sont pas oubliés non plus puisqu' il leur reste l'eau
minérale locale cachère "MAYIM"...
C'est le dernier et unique signe "vivant" bien que grotesque d'une histoire juive effacée. Ce serait donc une bonne histoire juive, comme les Juifs de la Gola aiment en raconter sur leur propre compte, avec un petit rire qui dissimule bien des choses.